Article 14

Le piano libéré d'Estelle Jacques

Estelle Jacques était l'invitée de l'Autel des artistes de Paname le lundi 9 octobre. Nous l'avons interviewée dans un décor familier pour elle, le magasin Pianos Grath à Clermont-Ferrand, ouvert spécialement pour nous. Rencontre.

«Le piano, nous précise l'artiste d'entrée, je ne l'ai pas choisi personnellement. Ce sont nos parents qui nous ont donné des cours de piano à ma soeur et à moi. » Nous sommes alors à Aubusson en Creuse d'où est originaire la musicienne. Estelle a de qui tenir puisque ses parents sont mélomanes, portés en particulier sur la musique classique et la chanson française. Elle est bercée dès l'enfance par Jacques Brel, Georges Brassens, Serge Reggiani ou encore Serge Gainsbourg. « On écoutait aussi Julos Beaucarne, un conteur belge, poète et multi-instrumentiste qui a un univers très riche. » Nul doute que l'influence de ce musicien éclectique, décédé récemment le 18 septembre 2021, a contribué à forger le monde musical d'Estelle Jacques dans lequel on retrouve aussi Janis Joplin, Érik Satie ou encore Maurice Ravel. Pour elle, le piano n'a pas toujours été un long fleuve tranquille:  « Les premières années ont été difficiles pour moi, évoque t-elle pudiquement, ça a mis du temps à démarrer, probablement une question de maturité. »

À 13 ans, l'adolescente s'y met sérieusement, apprivoise le piano. C'est sa professeure de piano, « une personne absolument extraordinaire » qui lui donnera véritablement l'amour de la musique. Elle suit des cours en sa compagnie jusqu'à l'âge de 18 ans. Après une année passée au Conservatoire de Lyon, Estelle étudie ensuite à celui de Clermont-Ferrand, dont l'école de musique est plus proche de sa Creuse natale. A vingt ans, elle est mûre pour enseigner. C'est au milieu des volcans d'Auvergne, qu'Estelle décide de poser ses bagages. Touche à tout, la jeune femme ressent le besoin de « s'ouvrir à une autre manière de faire la musique, à d'autres pratiques et à d'autres styles. Le piano c'est bien mais je jouais beaucoup seule. J'ai eu envie de passer à autre chose pour m'aérer un peu la tête. » Elle se met alors à la contrebasse, qui lui permet de jouer avec d'autres musiciens comme le groupe de chanson engagée Sabayo, avec des musiques et textes originales. Mais ce n'est pas tout.

Estelle découvre aussi la vielle à roue, un instrument méconnu, qui se joue notamment en Auvergne. Son origine remonte au Moyen-Âge, avec des cordes frottées par une roue en bois. « Il a un grain particulier. C'est à la  fois rustique, rudimentaire et en même temps sophistiqué. J'aime son côté brut.» La vielle à roue servira à Estelle de porte d'entrée pour s'ouvrir aux musiques traditionnelles, particulièrement riches en Auvergne et aux musiques du monde. « Ces musiques m'ont décoincé dans un sens. Je ne passais plus par la partition mais par l'oreille, l'improvisation. » Les musiques évoluent avec le temps et avec les musiciens. Estelle fusionne ainsi sa vieille à roue avec des sonorités beaucoup plus actuelles: « À l'aide de pédale d'effets et de pédale de boucle je confrontais ma vielle électro-acoustique au rock n' roll et même au punk. »  Elle joue pendant plusieurs années avec le Pönk trio autour du joueur de cornemuse Yvan Bultez et du percussionniste Arnaud Claveret. Celui-ci lui fait découvrir beaucoup d'artistes africains comme Bonga et Salif Keita: « J'aime le côté répétitif des musiques africaines. Arnaud s'était constitué son set, comme pour une batterie.  Notre groupe était très rythmé et dynamique sur des reprises de thèmes traditionnels. La vieille à roue se prête bien aux musiques tribales parce qu'elle produit un son continu. La roue est comme un archet infini. Il y a quelque chose d'assez envoûtant et de lancinant qui se prêt bien à ces musiques »  Le mélange est décoiffant à n'en pas douter! En parallèle, elle travaille avec la compagnie les Damoizelles de Mylène Carreau alias « la baronne perchée » qui habite son village Champeix, sur les hauteurs. Estelle Jacques accompagne des lectures musicales et des spectacles pour jeune public pour lesquels elle a eu recours à toutes sortes d'instruments comme le mélodica, la sanza ou une boîte à musique en carton fabriquée par l'artiste elle-même. Des cartons poinçonnés ont été mis dans cette boîte, qui marche avec une manivelle à la manière d'un orgue de barbarie . «Mylène est passionnée par la nature et par le format des correspondances que j'arrangeais en direct avec la vielle à roue ou le nickelharpa, un instrument scandinave, proche de la vielle, à la différence que ça se joue avec un archet. Elle a imaginé un personnage qui aurait vécu à la fin du XIXème siècle et qui parle beaucoup des jardins, des plantes, de façon poétique. »

https://www.youtube.com/watch?v=lgnF8zWPY1A

https://www.youtube.com/watch?v=DK8TdPsaY1k

Une auvergnate à New York

La poésie n'est pas exempte de l'univers d'Estelle Jacques qui en cette belle après-midi du 9 octobre nous a joué Une auvergnate à New York aux sonorités chaloupées et afro-cubaines à la Gonzalo Rubalcaba. Ce morceau en clin d'oeil au Englishman in New York de Sting semble avoir été inspiré d'une virée de la pianiste dans Spanish Harlem, le quartier hispanique de la grosse pomme. Mais Estelle n'a jamais été à New York ni sur l'île de la Réunion ou même sur le continent africain qu'elle aimerait fouler au pied un jour. Le pouvoir d'évocation de la musique est ici total: « Je voyage beaucoup dans ma tête. J'aime la musique cubaine. On se nourrit tous de ce que l'on écoute et de ce que l'on voit. J'ai imaginé ce voyage d'une auvergnate. »

Estelle, qui aime décidément brouiller les pistes a sorti son premier album Liberpiano en avril 2021, gravé au studio Polyphone,  en partenariat avec L'Autre distribution. Si le titre peut faire penser au Libertango d'Astor Piazzolla l'album n'a rien à voir avec le tango. Plutôt avec la musique tribale ou la musique répétitive, style avec lequel Estelle a composé plusieurs des morceaux du disque: « Après avoir délaissé le piano pendant quelques années je suis revenu au piano. J'ai ressenti une envie vitale de composer et de jouer. J'avais plein de choses à dire. C'était une manière de me libérer de toutes ces choses que j'avais sur le coeur.» Estelle Jacques garde son parfum de mystère sur la sphère intime exprimée par sa musique, comme sur Vulcain et Aphrodite. À charge ensuite à l'auditeur d'interpréter : « Ce sont des pièces musicales évocatrices, qui créent des images pour le public. » Le clip dessin animé de ce morceau Vulcain et aphrodite par Nikodio a d'ailleurs reçu le premier prix du festival d'animation de Brighton en 2022.  

Dans la continuité, elle enregistre un autre opus PiaNo format:

« Il y a forcément une progression. Je pense que c'est encore un peu plus profond. J'insiste sur le No de piano format pour marquer le fait que je ne m'inscris pas dans un style particulier. Ce qui m'intéresse c'est qu'il n'y ait pas de barrière entre les styles. Je revendique de ne pas être formatée. » L'originalité d'Estelle a séduit l'association Isaac et Jade qui l'a conviée, ainsi que Chérif Soumano (voir notre article) au lancement de son label Isaac et Jade records le 12 novembre au Café de la Danse à Paris: « J'en suis ravie, c'est une nouvelle aventure. » Estelle a l'expérience de la scène: « J'aime jouer dans des petites salles où le public est très proche. Ça m'aide à être à l'aise et à créer une connivence. » 

Nul doute qu'Estelle Jacques saura établir une connivence avec les spectateurs du Café de la Danse.

https://www.youtube.com/watch?v=wlZWV6_o8A8

https://www.youtube.com/watch?v=2I4m1k9ZMPQ

Le site d'Estelle Jacques: https://www.estellejacques.com/

Question thé ou café:

Si vous n'étiez pas musicienne que feriez-vous?

Je pense que je serais cuisinière, j'aime beaucoup cuisiner. Je vois une similarité entre la musique et la cuisine, les formes, les couleurs, les épices, les nuances, le plaisir, la convivialité et le partage.

Julien Le Gros

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