Article 15

L'oeil éveillé de Dennis Morris,

Boy on tricycle, Hackney London 1974, copyright Dennis Morris

Dennis Morris était le 2 novembre à la galerie Agnès B à Paris pour le vernissage de son exposition « Colored black » avec sa curatrice Isabelle Chalard. L'Autel des artistes de Panam a tendu le micro au célèbre photographe londonien d'origine jamaïquaine.

Avec ses lunettes « trendy » et son élégant costume mauve Dennis Morris a le look d'un dandy des beaux quartiers londoniens. Il a exposé à la Tate Britain, à Sidney, Arles, Los Angeles, Pékin, Tokyo...  Pourtant l'homme, né en 1960 en Jamaïque- pays qu'il a quitté à l'âge de quatre ans-a grandi dans un environnement très dur, à Dalston dans le nord-est de Londres. Il ne connaîtra jamais son père et sa mère vit de confection. « Je ne me rappelle pas vraiment de la Jamaïque mais j'ai un souvenir de l'arrivée en Angleterre et à quel point il faisait froid. Ça a été un choc!» nous explique Dennis Morris avec un frisson dans la voix. « Plus tard, en travaillant avec Bob Marley j'ai eu l'occasion d'y aller et d'en savoir plus sur mon pays natal » Le reggaeman anglo-jamaïquain Tippa Irie exprime bien ce choc thermique qu'a ressenti Dennis Morris dans la chanson Rebel on the roots corner (1994): « Je ne sais pas pourquoi on a quitté la Jamaïque pour aller en Angleterre travailler dans un congélateur. »

https://www.youtube.com/watch?v=n8J6CEqqoQ4

Enfant du Windrush

Les parents de Dennis font partie de la première génération d'immigrants carribéens, la génération dite « Windrush », du nom de l'Empire Windrush ce bateau qui, en 1948 a débarqué à Tillbury, en Angleterre, près de cinq cent immigrés originaires de Jamaïque et de Trinidad et Tobago, en quête d'un avenir meilleur. « Il y avait deux communautés carribéennes à Londres dans cette génération Windrush » rapporte Dennis Morris, l'une à Brixton et à l'autre à Hackney dans l'East End. C'est d'ailleurs dans ce quartier qu'il fait une de ses plus belles compositions photographiques, celle d'un petit garçon noir  sur un tricycle. « Malgré les conditions très précaires il y avait une grande solidarité parce qu'il nous fallait être unis pour faire face à ces difficultés. », se souvient-il.  Le Royaume-Uni de l'après-guerre en pleine reconstruction a largement bénéficié de cet afflux d'immigrés carribéens sur le plan économique bien sûr mais aussi culturel avec notamment l'apport musical du rocksteady, du ska, du dub, du reggae.

George Jackson is dead, Grosvenor square, 1971, copyright Dennis Morris

Le titre de l'exposition de Dennis Morris « Colored black », déjà présentée à Kyoto, au Japon en avril 2023, se réfère à la fois au noir et blanc des tirages photographiques mais aussi aux « sujets » photographiés, des Anglo-Jamaiquains montrés dans leur quotidien, le Londres des années 1970: « Cela donne un aperçu au public de comment ces personnes vivaient à l'époque », relate Dennis Morris. « Quand vous regardez mes photographies vous pouvez ressentir comment étaient leurs conditions de vie.  Comment les gens s'habillaient, mais aussi les sound systems, les fêtes, la vibe.»  Ces fêtes, selon Dennis Morris, étaient très artisanales, dans des caves, avec un ampli installé « à l'arrache » et un droit d'entrée à cinquante pences. Les « parties » pouvaient parfois finir en bagarre, par exemple si on invitait à danser une jeune fille déjà prise. Dans le parcours de l'exposition on trouve aussi un énorme ampli, objet iconique des sound systems et un poster d'un samedi soir d'août 1978. On aurait aimé y être. Il y avait à l'affiche le sound system de Battersea (au sud de Londres), Moa Anbessa et Jah Shaka, le « zulu warrior », le roi des nuits de East London, décédé en avril dernier.   

https://www.youtube.com/watch?v=3QNWpnwWgc4

https://www.liberation.fr/culture/musique/jah-shaka-mort-dun-roi-secret-du-reggae-anglais-20230413_B22262TPWFAIFHJNTNBXYO76XU/ 

Une photo de l'exposition intitulée « Count shelly sound system » datée de 1973 restitue bien cette ambiance dans laquelle on croise des figures du reggae comme le poète Linton Kwesi Johnson, Dennis Bovell mais aussi les groupes britanniques Aswad et Steel Pulse. Le contexte politique est aussi très présent dans « Colored black ». Un cliché du jeune Dennis Morris montre une manifestation à Grosvenor square, à Londres, pour protester après la mort en prison de l'activiste afro-américain George Jackson à la prison de San Quentin le 21 août 1971. Sa mort déclenche la mutinerie dans une autre prison Attica et inspirera le chef d'oeuvre d'Archie Shepp Attica blues (1972) Mais c'est une autre histoire.

De choriste à photographe

Pour le jeune Dennis tout commence avec la chorale. Il n'a que neuf ans quand il intègre le club de photographie de sa chorale: «  Quand j'ai vu des garçons faire un tirage dans la salle des épreuves j'ai trouvé ça magique. La personne qui s'occupait du club Donald Paterson a vu mon enthousiasme, m'a pris sous son aile et m'a guidé. Il m'a donné des livres, des magazines à lire, m'a emmené au musée. Et me voici aujourd'hui! » Dennis Morris revendique l'influence de Robert Capa, de Dan Mc Cullin, Henri Cartier-Bresson, Jacques-Henri Lartigue, David Bailey ou encore Richard Avedon. « Ils étaient mes héros mais il ne faut pas oublier Gordon Parks parce que c'était le premier photographe noir à avoir du succès. Il travaillait pour Life magazine et a réalisé le film blaxploitation Shaft. » Naturellement, Dennis Morris commence par photographier son environnement immédiat, ses amis et sa communauté. « M. Paterson m'a appris l'importance de se documenter et c'est aussi cela qui m'a incité à approfondir mon travail. »  Dennis, mordu de musique, est naturellement fan de Bob Marley et les Wailers à l'adolescence. En 1973, il apprend que Bob fait sa première tournée en Angleterre à l'époque de l'album Catch a fire. « J'ai décidé de sécher les cours ce jour-là et je suis allé au club qui était le premier sur la liste de tournée le Speakeasy. J'ai attendu pendant un temps interminable jusqu'à ce qu'il fasse son apparition. » La suite fait partie de la légende. « Puis-je te prendre en photo? » s'enhardit Dennis -Yeah man, vas-y! »À la fin des balances, Bob Marley demande à l'adolescent comment c'est d'être Noir en Angleterre. Il s'entiche de lui au point de lui proposer de les suivre en tournée. Le lendemain, Dennis part de chez lui avec un sac et fait semblant d'aller en cours de sport. En réalité, il monte dans le van de la tournée. Une célèbre photo sur laquelle Bob aurait dit « Es-tu prêt Dennis? » immortalise ce moment. Clic clac, le  résultat est figé dans la boîte à images avec le Leica de M. Morris. Mais la tournée censée durée trois semaines tourne en eau de boudin au bout de cinq jours par un matin enneigé. « Les Wailers voulaient jouer au football. Devant cet amas de neige Peter Tosh et Bunny Wailer y ont vu un signe de Babylon et sont repartis en Jamaïque. ». Qu'à cela ne tienne, à leur retour au Royaume-Unis deux ans plus tard, à l'époque du fameux live de Bob Marley and the Wailers at the Lyceum de Londres, Dennis Morris est accrédité comme photographe officiel. La consécration viendra quand ses photos de Marley apparaissent en une des magazines Time out et Melody maker. L'amitié entre les deux hommes ne s'interrompra qu'au décès du leader des Wailers en 1981: « On avait une relation très proche. Il a cru en moi comme j'ai cru en lui. Pour moi c'était extrêmement simple de le photographier. C'était quelqu'un de très spécial. Pour lui la musique était une façon de délivrer un message. C'était un messager. On avait une connexion spirituelle très forte. Pour Bob, il n'y avait pas besoin d'être un rasta, d'être Noir ou Blanc pour être son ami mais seulement d'avoir un coeur et un esprit nets. » Dennis réalise aussi des clichés de Judy Mowatt, l'une des choristes des I threes, le trio féminin qui accompagne Bob, de  Lee « Scratch » Perry ou encore des Mighty Diamonds.

C'est aussi par l'intermédiaire du reggae que John Lydon alias Johnny Rotten, le leader des Sex Pistols, qui est un passionné de cette musique, le contacte. Le groupe de punk a le vent en poupe et vient alors de signer chez Virgin records « Il a découvert mes photos et il a voulu que je travaille avec eux. » L'immersion dure un an à partir de mai 1977. Dennis passe « d'une expérience spirituelle avec Bob » à un univers beaucoup plus sauvage et rude: « Avec eux, j'ai appris à faire tomber les portes pour obtenir ce que je voulais. » Deux ans plus tard, Dennis s'essaie à son tour à chanter avec Basement 5, un projet entre punk et reggae qui décrit avec noirceur les années Thatcher, celles du chômage et de la montée du racisme en Angleterre avec le British national party (BNP). Don Letts, disc-jokey proche des Clash, en a été le premier chanteur mais selon Dennis Morris c'est avec lui que le groupe a vraiment décollé: « Je  voulais m'exprimer différemment. La musique était une extension de mon art. Mes textes avec Basement 5,  ça été un journal de ce que moi je vivais en tant que jeune garçon noir.  Mon expérience d'enfant d'immigré ayant grandi en Angleterre.» Le groupe est produit par Martin Hannett et Dennis, en plus du chant, assure la partie graphique, les visuels et le logo. Dans cette veine, Dennis a aussi  été  directeur artistique pour le label de Chris Blackwell Island records, faisant des pochettes pour Bob Marley, Marianne Faithfull ou LKJ. « C'est un travail que j'ai apprécié par certains aspects mais ce n'était pas pour moi alors je suis parti. » En 2013, l'artiste a aussi une collaboration en demi-teinte « Superman is dead » avec Shepard Fairey, connu comme le portraitiste de Barack Obama: « C'est un artiste très talenteux que je respecte beaucoup mais il est aussi une machine à faire de l'argent. On a des approches très différentes. »

Bob Marley par Dennis Morris en 1973 copyright Dennis Morris

https://www.youtube.com/watch?v=Y_gAVZBKoMI

En revanche, l'oeil de Dennis Morris pétille quand il évoque le continent africain, dont il est originaire via l'esclavage et la diaspora afro-carribéenne. « Chaque personne noire est connectée à l'Afrique peu importe d'où vous venez. Peter Tosh disait: « Peu importe ce que vous parlez et d'où vous venez vous êtes Africain. » Vous avez jusqu'au 24 janvier 2024 pour profiter de la belle exposition de Dennis Morris à la galerie Agnès B...

Question thé ou café:

Si vous n'étiez pas photographe que feriez-vous?

C'est une bonne question. Depuis l'âge de neuf ans je ne fais que ça. Chaque chose que je fais est liée à la photographie, ma musique, etc. Je ne sais pas.

Pour aller plus loin:

le site de la galerie Agnès B:

https://la-fab.com/en/la_galerie/dennis-morris-colored-black/

Crédit photo Isaac Jade

Crédit photo Isaac Jade

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