Article 17

La grand-mère courage d'André Manoukian

Le 28 juin 2023, André Manoukian et son groupe ont livré une prestation  émouvante, drôle et très personnelle, le même soir que Dee Dee Bridgewater, dans le cadre exceptionnel du théâtre antique de Jazz à Vienne. L'autel des artistes de Panam l'a rencontré backstage peu avant son entrée sur scène. Reportage

Avec André Manoukian, la journée du 28 juin a commencé de façon singulière. « Nous n'avons pas de réponse du management pour une interview. » nous dit laconiquement le service de presse. Benjamin Tanguy-qui a marqué durablement de son empreinte de défricheur des nouvelles tendances le festival comme programmateur et qui passe la main pour 2024 à Guillaume Anger-ne nous laisse guère plus d'espoir: « Il fallait s'y prendre plus tôt. L'agenda d'André est surbooké d'interview. En ce moment, il est en rendez-vous avec le Dauphiné libéré. »  C'était sans compter sans le coup de pouce du destin. Le matin, sur le quai de la gare de Lyon, je tombe nez à nez avec un homme très brun, lunettes de soleil, avec un lourd sac à dos sur les épaules qui ressemble à s'y méprendre au pianiste de jazz. Au culot, je sollicite un entretien. Grand bosseur, André Manoukian a l'air fatigué: « Mon temps est calculé à la minute, m'explique t-il, mais je ne refuse aucune interview. Retrouvons-nous dans le wagon bar. » Une demi heure plus tard, dans le wagon bar du Paris-Lyon, des clients boivent un café ou mangent les mauvais sandwichs de la SNCF mais pas de traces d'André Manoukian dit « Dédé ». En attendant Godot...  À défaut de connaître son compartiment, j'attends l'arrivée à Lyon Part-Dieu. Là, André est reçu par le comité d'accueil du festival et le staff partenaire de la SNCF. « C'est Manoukian! » s'exclament quelques groupies au passage. Le musicien a déjà participé gare Montparnasse à une performance pour les dix ans de l'opération « Piano en gare ». Il réédite l'exercice à la gare de la Part-Dieu d'abord en piano solo, puis avec son trio Guillaume Latil au violoncelle, Mosin Kawa aux tablas, Rostom Khachikian au duduk, un instrument traditionnel arménien proches du hautbois, et trois choristes Milena Jeliazkova, Diana Barzeva, Martine Sarazin. Cet instant de grâce a été applaudi par les spectateurs improvisés de la gare. L'interview, ce ne sera pas non plus pour cette fois. C'est une consoeur de BFM TV Lyon qui en aura la primeur. Aussitôt fait, Dédé est vite happé vers la sortie. Caramba encore raté! Qu'à cela ne tienne quelques heures plus tard, le duo Sarah Lenka au chant, et Macha Gharibian, une habituée du festival, pianiste d'origine arménienne comme « Dédé » et nourrie aussi par ses racines, se produit sur la scène du théâtre antique. Dans  le public, j'avise un visage souriant celui du violoncelliste d'André Manoukian Guillaume Latil. « Dédé est en coulisses, nous dit-il, à mon acolyte cameraman et moi, et il est disponible. » Ni une ni deux nous fonçons en backstage. Planté devant le maestro, je lui rappelle l'épisode du wagon bar. Amusé par ce petit oubli et ayant à coeur de tenir sa parole, l'artiste consent à nous dire quelques mots. La suite c'est André Manoukian qui nous la raconte...

Entre Orient et Occident

Aux antipodes de son image médiatique parfois un peu caricaturale d'ancien juré de l'émission  “La Nouvelle Star" entre 2003 et 2016 le pianiste nous livre avec Anouch, sorti sur son label Va savoir et Pias, une introspection au coeur de ses racines arméniennes. Il signe ici peut-être son oeuvre la plus intime à ce jour. La genèse de chacun des douze titres de cet opus est savamment décortiquée par Manoukian à travers une web-série intitulée “Sur les pas d'Anouch” en ligne sur sa chaîne Youtube qui totalise des milliers de vues.

https://www.youtube.com/watch?v=gc3hef3yxOU&list=PLxnDljAfgLI9aE4wWHfIXul2N53SP61EU

C'est un album de musique arménienne inspiré d'une recherche musicologique que je mène depuis douze ans. C'est mon quatrième album inspiré de mes racines arméniennes, après  Inkala, Melanchology et Apatride. C'est une musique que j'ai découverte presque par hasard. Je joue avec ces gammes et il faut du temps pour  les assimiler. Il ne suffit pas de les apprendre. Pour les utiliser il faut les digérer, les entrer en soi. C'est un travail continuel qui me renvoie à toutes les musiques classiques, et en définitive aux musiques du monde entier. Je me suis amusé à mélanger ces gammes à mon jazz et ça m'a fait tracer une route différente.", explique l'artiste au micro de l'Autel des artistes de Panam. Le documentaire Arménie, l'autre visage de la diaspora de Marie-Claire Margossian est pour beaucoup dans cette quête musicale et identitaire “De l'Arménie, je ne connaissais pas grand chose à part les feuilles de vignes.”, reconnaît-il..

Sur Anouch, André Manoukian a su opérer un croisement habile entre l'Orient et l'Occident, avec une référence à Corto Maltese, le marin voyageur de la bande dessinée, avec le titre L'ange à la fenêtre d'Orient, des choeurs bulgares, le violoncelle, instrument européen, un univers où Schubert croise le flamenco, la Marche turque adoptée par Mozart en pastiche de la musique turque-et qui fait allusion dans l'album à la marche forcée de la grand-mère du pianiste, (nous y reviendrons), les tablas venues d'Inde. Sur scène, avec Mosin Kawa qui qui se lance dans des improvisations percussion-chant, la conversation se teinte de petites touches d'humour comme le jazz sait si bien en créer “Quand un musicien entend des sonorités qui viennent d'ailleurs il a envie de jouer avec. Quand j'ai entendu les tablas de Mosin Kawa j'ai eu envie de dialoguer avec. C'est peut-être un lien plus facile à tisser qu'avec une batterie. Et puis il y a le violoncelle de Guillaume, le duduk magique de Rostom et le trio Balkanes, les voix formidables de ces magnifiques chanteuses, deux bulgares et une grecque.” Pendant l'interview, André prend cette dernière gentiment par le bras: “C'est l'une de mes chanteuses préférées. Elle chante, en grec, en arménien, en turc, en tout ce que vous voulez. Sa voix peut faire pleurer les pierres. Ici il y a des gradins ça va chialer!” Ce n'est un secret pour personne, André Manoukian est un amoureux de toujours des voix féminines, Liane Foly bien sûr qu'il a longtemps accompagnée, mais aussi la diva britannique originaire du Malawi Malia.  Pour le final du spectacle du 28 juin au théâtre antique, des chanteuses issues du conservatoire de musique et de danse de Vienne  (Isère) ont été invitées sur scène, le choeur Livi'zz, dirigé par Frédérique Brun. Quant à Jazz à Vienne André Manoukian estime avec son sens de la formule que “c'est la plus belle scène de jazz au sens propre comme au sens figuré.

Anouch

La protagoniste de cet album s'appelait Haïganouch, "Anouch", le diminutif de ce prénom qui donne son titre à l'album signifie douceur en Arménien. Pourtant la vie de la grand-mère d'André Manoukian n'a pas toujours eu le goût sucré du miel. Loin s'en faut. Celle-ci est une rescapée du génocide arménien de 1915 mené par le gouvernement turc de l'époque. Le génocide, qui n'est toujours pas reconnu par les autorités turques jusqu'à nos jours, a fait des dizaines de milliers de victimes répartis sur plus de trois cent convois. Anouch fut l'une de ces personnes contraintes “dans des conditions épouvantables” de faire une marche de la mort harassante de mille kilomètres d'Amasya, au nord de la Turquie, jusqu'au désert syrien de Deir-es-Zor. "J'ai composé une ballade un peu lente The walk. Et je me suis dit: "Et si c'était la marche de ma grand-mère dans le désert syrien dont elle a survécu? C'est comme ça que j'ai décidé que cet album soit dédié à sa mémoire" explique André Manoukian. Avec ce titre, aérien, le pianiste a refusé l'écueil de l'évocation mélodramatique “L'avantage de la musique c'est qu'on peut transformer la mélancolie en quelque chose  d'heureux. On n'est pas triste quand on écoute un blues ou une morna du Cap-Vert empreinte de saudade (nostalgie). C'est la même chose.” L'histoire de sa grand-mère, le pianiste de jazz l'a apprise tardivement par son père, qui de guerre lasse a répondu aux interrogations de son fils. Il lui a tendu pudiquement une feuille de papier en lui disant: “Si tu veux savoir, lis!".  “Ces mots, nous explique André, étaient écris par ma tante, comme si ce sont les femmes qui transmettent les histoires des femmes.” Comme souvent dans les histoires arméniennes, pleines de rebondissements, la survie d'Anouch peut sembler sortie d'un film de fiction. “Ma grand-mère a remarqué que le commandant du convoi était très pieu et qu'il faisait ses prières cinq fois par jour, ce qui n'était pas si courant à l'époque. Elle lui a fait la morale: “Au nom de ta foi comment peux-tu laisser se dérouler de telles horreurs.” Sans doute pris d'un remord, celui-ci lui aurait dit: “Écoute, tant que je commanderai ce convoi tu seras sous ma protection.” André Manoukian ne peut s'empêcher de tourner en dérision le vécu atroce de sa grand-mère avec l'humour grinçant qui le caractérise. Sur la scène de Vienne, André Manoukian joue un extrait de Blue rondo a la turk de Dave Brubeck en ironisant sur le fait qu'un Arménien comme lui utilise une gamme... turque.  L'humour, c'est aussi une façon de refuser la résignation: “Ma grand-mère a sû parler le langage de son bourreau. D'une certaine manière, si je suis là aujourd'hui c'est parce que ma grand-mère avait la tchatche! Son périple explique sans doute pourquoi il y a tant de randonneurs dans la famille! Quand je lis ce récit je me dit que ma grand-mère était une héroïne et non une victime. Ça me donne le courage aujourd'hui pour affronter les difficultés de la vie. Je pense de temps en temps à ma grand-mère et à mon grand-père aussi et je me dis qu'ils nous ont laissé un bel héritage.”

https://www.youtube.com/watch?v=fO70xFlqVkg

Le jazz, musique des exilés

L'héritage qu' André Manoukian lèguera à la postérité c'est la musique, une voie qu'il a empruntée contre le gré de ce papa né à Smyrne (aujourd'hui Izmir en Turquie), commerçant de prêt-à-porter à Lyon, qui aurait aimé que son fils devienne médecin. Mais las André abandonne ses études au bout d'un an: « Cela ne lui a pas fait plaisir quand je lui ai dit que je voulais être musicien. Mais quelques temps plus tard quand je suis parvenu à en vivre il m'a avoué que j'ai accompli tout ce qu'il a lui-même rêvé de faire. » D'abord démonstrateur de synthétiseurs dans des supermarchés, Dédé intègre le prestigieux Berklee College of music, l'école de jazz prestigieuse de Boston en 1977. De retour à Lyon, il fonde le big band Hot stuff avec Pierre Drevet. La suite est connue, les succès avec Liane Foly dans les années 1980 (Doucement), le travail dans la variété française pour Nicole Croisille, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud... mais aussi le jazz (Michel Petrucianni, Richard Galliano) Son attrait pour le jazz, il l'analyse a posteriori par son propre déracinement en tant qu'Arménien: « Le jazz est une musique qui est née de l'exil des Afro-Américains. J'aime beaucoup le concept de Gilles Deleuze de la déterritorialité. Un territoire ne vaut que s'il est quitté. Les Arméniens de la diaspora sont présents partout dans le monde à Paris, Lyon, Los Angeles, Buenos Aires, en Australie... ou même à Vienne en Isère! Ce qui fait que la notion de pays perdu est énorme dans leur coeur.» André Manoukian a été particulièrement sensible à l'officialisation de la panthéonisation en février 2024 de Missak Manouchian, chef du réseau de résistance Francs-tireurs et partisans et Main d'oeuvre immigrée (FTP-MOI) fusillé au mont-Valérien durant la Seconde Guerre mondiale. « C'est émouvant, ça scelle de façon durable l'histoire d'amour entre la France et l'Arménie. Ces résistants d'origine étrangère étaient considérés comme une bande d'apatrides et de terroristes. Ma mère avait onze ans quand elle est arrivée à Paris et qu'elle a vue la célèbre Affiche rouge de propagande nazie. Elle avait honte de voir ce nom arménien présenté comme celui du chef d'une bande de truands. Et enfin, aujourd'hui ce « chef de bande » va entrer au Panthéon. » André Manoukian n'oublie pas non plus l'actualité et l'annexion en 2020 par l'armée azerbaïdjanaise appuyée par le régime turc d'Erdogan de la province du Haut-Karabagh. Le pianiste a fait partie de ces voix qui se sont élevées contre cette agression impérialiste « Dans ce combat, la France a été aux avant-postes, mais seule. J'aimerai m'engager encore plus en faveur de la paix. Il y a un moment où tout ceci va cesser. Un pays comme l'Arménie ne peut pas vivre enclavé entouré de pays ennemis avec toutes ses frontières fermées. »

En écho à ces tensions géopolitiques, le titre Soufi dance sonne d'ailleurs comme un appel au dialogue interculturel et au refus de la haine de l'autre. Le clip officiel de l'album a été tourné dans un théâtre antique qui rappelle un peu Vienne, celui d'Arles. « J'aime ce cadre antique pour jouer une musique qui vient de si loin. » 

https://www.youtube.com/watch?time_continue=2&v=IUxB7CgTYE0

https://www.youtube.com/watch?v=gc3hef3yxOU

Des concerts d'Anouch ont eu lieu tout l'été, notamment au festival Crest jazz vocal et au Cosmo jazz festival de Chamonix. D'autres sont prévus dès la rentrée et aussi en 2024. De quoi redonner vie à Anouch, la grand-mère courage d'André Manoukian. Les dates sont à suivre sur les réseaux du pianiste.

L'instant thé ou café, question à André Manoukian.

Si vous n'aviez pas été musicien qu'auriez-vous fait?

J'aurai aimé être architecte. C'est un peu comme la musique où on joue avec des mélodies. L'architecte, lui, joue avec des lignes de force, des contrepoints. Ça m'aurait plu! 

https://www.andremanoukian.com/

https://www.facebook.com/andremanoukian/?locale=fr_FR

Le site de Jazz à Vienne

https://www.jazzavienne.com/fr

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