Article 19

Initiales D.D

Elle a 73 ans mais les années ne semblent pas avoir de prise sur son charme et sur son incroyable énergie brute. Le 28 juin 2023, sur la scène du théâtre antique de Jazz à Vienne, Dee Dee Bridgewater -puisqu'il s'agit d'elle- rendait un nouvel hommage à sa devancière Ella Fitzgerald . L'occasion de revenir sur les plus de cinquante ans de carrière de la phénoménale Dee Dee, d'Horace Silver à Ray Charles en passant par Oumou Sangaré. Portrait d'une femme sensible.

Ce soir-là, peu avant son entrée, Dee Dee Bridgewater sort de sa loge. Elle est aisément reconnaissable à son crâne rasé, les yeux cernés de lunettes loupes « so fashion ». De temps en temps, on la voit fébrile arpenter le couloir, en train de faire ses gammes comme la grande cantatrice qu'elle est. Dee Dee, toute de blanc vêtue ne se sépare que sur scène d'un petit chien d'un blanc immaculé, lui aussi, comme neige en été. Dehors, en « backstage », un jeune homme est en train de compulser les partitions du programme de la soirée. C'est le pianiste Frédéric « Fred » Nardin, codirecteur avec le saxophoniste Jon Boutellier, le tromboniste Bastien Ballaz-celui-ci a accompagné l'une des filles de Dee Dee China Moses- et le trompettiste David Enhco de l'Amazing Keystone big band. Cet orchestre basé à Lyon rassemble dix-sept musiciens autour d'un répertoire qui va de Count Basie à Thad Jones en passant par Pierre et le loup ou la comédie musicale West side story. Ce 28 juin à Vienne, l'oeil scrutateur du critique de jazz pour le Monde Francis Marmande observe le spectacle depuis les coulisses. Celui-ci considère, dithyrambique dans ses écrits que ces jeunes musiciens sont « la meilleure nouvelle du jazz depuis dix ans. » Il faut dire que le « tableau de chasse » des collaborations de ce grand orchestre est assez impressionnant, Quincy Jones, rien que ça, James Carter, le regretté Didier Lockwood, Rhoda Scott, Cécile McLorin Salvant, Thomas Dutronc, ZAZ, Madeleine Peyroux, Ibrahim Maalouf, Stochelo Rosenberg sur Djangology au festival Django Reinhardt à Samois-sur-Seine ... L'idée du projet commun avec Dee Dee est venue de Denis Le Bas, directeur artistique du festival Jazz sous les pommiers au nez creux qui propose une réactualisation du programme We love Ella. Entre Dee Dee et Ella c'est une vieille histoire teintée de respect. En 1997 sort sur le label Verve Dear Ella, l'hommage de Dee Dee Dee à son aînée, un an après la disparition de cette dernière le 15 juin 1996. Parmi les cadors réunis dont le batteur niçois André Ceccarelli, le guitariste Kenny Burrell-compositeur du titre éponyme-ou le vibraphoniste Milt Jackson figure le contrebassiste Ray Brown qui fut le mari d'Ella Fitzgerald. L'album Dear Ella qui reprend les classiques de cette reine du scat A tisket a tasket Mac the knife ou Oh lady be good recevra le grammy award de la meilleure performance vocale pour Dee Dee.

Mais revenons au présent et au projet avec l'Amazing Keystone big band. En quelques mois de travail, le répertoire est construit et tout s'enchaîne, Jazz sous les pommiers bien sûr, le Wolfi jazz festival en Allemagne, l'Olympia, Jazz à Juan... Sur scène, l'Amazing Keystone big band swingue sévère avec un appareil orchestral comme on en voit de moins en moins (contraintes budgétaires obligent). À Vienne, le vibrato puissant de Dee Dee remue la foule du théâtre antique même s'il manque un peu à l'ensemble le grain de folie des improvisations d'Ella. Comme en 1979 lorsqu'accompagnée par l'orchestre de Count Basie sur le titre Basella , celle-ci se lançait dans un improbable et anthologique dialogue avec le tromboniste « Booty » Brown.

Undecided

Pour autant, ne boudons pas notre plaisir. Le véhicule sonore de l'Amazing Keystone big band est élégant et les arrangements sont soignés. Au micro, Dee Dee explique dans un français parfait-elle s'est installée en France dès 1986 dans le sillage de la revue musicale Sophisticated ladies-« qu'il faut toujours de bons arrangements. » Celui de l'adaptation d'Undecided qu'elle reprend ici a été écrit par son premier mari, le trompettiste Cecil Bridgewater. Le propre père de Dee Dee Matthew Garrett était également trompettiste. Cecil Bridgewater lui a donné en plus de son patronyme une fille Tulani, vice-présidente du label DDB records. Le deuxième, Gilbert Moses est le père de sa fille la chanteuse de jazz et animatrice de radio China Moses et le troisième Jean-Marie Durand, promoteur de spectacles, est le père de son fils Gabriel. Ce dernier qui la suit de près est devenu bassiste sous le pseudonyme de Gabe Zinq. Comme un clin d'oeil à sa propre vie sentimentale trépidante, Dee Dee nous raconte que le titre Undecided-composé par Sid Robins et Charlie Shavers en 1938 et immortalisé un an plus tard par Ella Fitzgerald avec l'orchestre de Chick Webb- porte... sur l'indécision des hommes. Le premier couplet dit: « D'abord, tu dis que tu fais, et ensuite tu ne fais pas. Et ensuite tu dis que tu le feras et ensuite tu ne le fais pas. Tu es indécis maintenant, alors que vas tu faire. (« First you say you do, and then you don't And then you say you will, and then you won't You're undecided now So what are you gonna do? »)

https://www.youtube.com/watch?v=Eupj-S7LApM

Afro blue

Après la performance de haute volée le public viennois applaudit à tout rompre. Au sortir de scène, Dee Dee descend les escaliers. Subrepticement, notre cadreur, originaire du Mali, parvient à héler la chanteuse. Un court instant, il évoque la relation forte de celle-ci avec ce pays d'Afrique de l'Ouest. Ils s'étreignent brièvement. L'émotion de la chanteuse est palpable avant qu'elle ne regagne sa loge.

Ce moment de grâce à Vienne fait écho à une séquence très particulière dans la vie et dans la discographie de Dee Dee Bridgewater. En 2006, la chanteuse a enregistré au mythique studio Bogolan de Bamako (et au studio parisien Davout) un album très personnel produit par Jean-Marie Durand Red earth a malian journey qui sortira un an plus tard.

https://www.youtube.com/watch?v=2VwYMwSstDc

Red earth, c'est l'hommage à la « terre-mère » rouge de ses ancêtres rendu par cette afro-descendante née Denise Eileen Garrett, le 27 mai 1950 à Memphis, Tennessee. Le disque coordonné par le directeur artistique et bassiste Ira Coleman est salué par John Walters du Guardian. Tout le gratin de la musique malienne de l'époque est réuni, feue Ramata Diakité, Mamani Keita, Oumou Sangaré, Mamadou Diabaté, Cheick Tidiane Seck, Baba Sissoko, Lansiné Kouyaté, Djelimady Tounkara, Bassekou Kouyaté... Cette quête de ses origines de Dee Dee ne date pas d'hier. Retour en arrière. En 1974 au Japon, sort le premier disque sous son nom de la chanteuse intitulé Afro blue, une composition de Mongo Santamaria qui annonce la couleur sur son penchant africaniste dans le giron du mouvement black power des années 1960-1970. Sur la pochette, on voit une jeune femme noire de 23 ans aux cheveux courts avec de longues boucles d'oreille et un collier de perles. Après des premières armes avec un trio rnb dans le Michigan qui l'amène en 1969 jusqu'en Union soviétique, Dee Dee intègre en 1971 le prestigieux Thad Jones et Mel Lewis orchestra. Elle côtoiera les plus grands, Sonny Rollins, Max Roach, Dizzy Gillespie, Dexter Gordon... Deux ans plus tard, on l'entend chanter sur la bande-originale signée par Roy Ayers du film Blaxploitation Coffy. Mais le déclic viendra avec Afro blue.

https://www.youtube.com/watch?v=rcNZMiDXCD4

Sur l'introduction de ce titre Cecil Bridgewater instille une ambiance « africaine » en pianotant sur un kalimba (ou sanza) et son frère Ron joue des clochettes africaines. Le charme capiteux de cette pépite est tel que le label britannique Mr Bongo la réédite en 2020. Quant à la carrière de Dee Dee après des expériences comme sa participation à la comédie musicale The Wiz elle sera dès les années 1980 associée à la France, son pays d'adoption à travers notamment son travail avec le metteur en scène Jérôme Savary sur Cabaret. Ce n'est pas par hasard que l'un de ses disques de reprises de chanson française s'intitule J'ai deux amours.  Pour sa contribution au patrimoine hexagonal, Dee Dee sera faite chevalière de l'Ordre national du mérite et aussi la première Américaine membre du Haut Conseil de la francophonie. Ce n'est que justice. Chapeau bas lady Dee Dee!

Julien Le Gros

Pour aller plus loin:

https://www.keystonebigband.com/

https://www.instagram.com/deedeebridgewater/

https://www.facebook.com/deedeebridgewater/

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