Article 21

L’énergie sincère d’Habib Koité

Originaire d’une famille de griots Khassonké de Kayes, Habib Koité est une des dernières légendes de la musique malienne. Depuis Bamako, sa ville de cœur, le guitar hero a accordé une interview emplie de générosité à L’autel des artistes de Paname.

Cher Habib, quelle est votre actualité ?

Avec mon groupe Bamada, nous avons des répétitions régulières. On a des concerts programmés en Allemagne, aux Pays-Bas. Nous sommes un peu freinés par la paperasserie administrative. Plus on voyage et plus on doit fournir des documents pour obtenir des visas. J’ai un carton rempli ! Cela faisait un certain temps que je n’avais pas tourné. L’an dernier, on a décidé d’une année sabbatique avec ma maison de production depuis 1995 et mon premier album Muso ko Contre-jour. C’est une famille pour moi, ce couple formé par Michel de Bock et Geneviève Bruyndonck. Leurs bureaux sont en vis-à-vis. Ils ont signé d’autres artistes (Dobet Gnahoré, Kareyce Fotso, Driss El Maloumi, Omar Pene) https://contrejour.com C’est une maison qui a grandi doucement mais sûrement. Donc 2023 était au « ralenti » pour moi, même si j’ai fait des courts séjours à Bruxelles et en Allemagne. Mais cette année 2024 est un moment de reprise des concerts. C’est mon métier et ça me fait du bien d’être sur scène. Après les prestations avec Bamada, je resterai à Bruxelles avec mon percussionniste Mama Koné et nous devons mener un autre projet parallèle avec Lamine Cissokho, un grand joueur de kora virtuose qui vit en Suède-il fait du jazz, du blues-et Aly Keita, un grand balafoniste malien et ivoirien qui est basé à Berlin. Ce sera une séance de retrouvailles du Mandé, nom donné à l’empire mandingue, et de répétitions pour ce projet intitulé « Mandé sila ». On doit le porter avec des concerts aux États-Unis à l’automne 2024, comme le 30 octobre à Santa Barbara, en Californie. Après avoir beaucoup communiqué de façon indirecte, par whatsapp, on est tous réjouis de se rencontrer et de voir ce qui va en sortir !

Votre opus précédent Kharifa remonte à 2019. Pourquoi ce silence ?

C’est un album qui est sorti fin 2019 à la veille de la crise du Covid-19. https://habibkoite.bandcamp.com/album/kharifa Malheureusement cette pandémie a bloqué sa promotion, de sorte qu’il est passé presque inaperçu. En 2020, le Covid est passé à cent kilomètres à l’heure. Les concerts se sont arrêtés en Europe et les promoteurs de spectacle ont été contraints de rester les bras croisés. Les artistes africains ne pouvaient plus venir puisque les portes des salles étaient closes. Sur cet album, il y a Toumani Diabaté (décédé depuis l’interview, le 19 juillet 2024, note de la rédaction), la chanteuse Amy Sacko, mon fils Cheick Tidiane (CT) Koité et mon neveu M’Bouillé Koité qui a remporté le prix découverte RFI en 2017. A l’époque j’étais en concert à Philadelphie. Et j’ai appris par un journaliste que le trophée que j’ai obtenu en 1993 avec le titre « Cigarette a bana (la cigarette c’est fini) » https://youtu.be/sOWEwk3_x1c?si=RxIBuRzLjRmSgUdL est revenu à la maison Koité. Ce prix a donné un coup de fouet à la carrière de M’Bouillé. Il a eu droit à une tournée organisée pendant un an par RFI qui l’a aidé à se propulser, à se faire connaître dans la sous-région, dans le réseau des alliances et instituts français. Aujourd’hui c’est une des grosses stars de Bamako. Ces gosses, ils sont nombreux, sont venus nous déloger de notre place !

Est-ce que cette filiation familiale et musicale vous rend fier ?

J’étais surpris de voir M’Bouillé chanter et jouer à la guitare alors qu’il était à côté de moi, impassible, tous les jours pendant les répétitions. Il ne touchait pas la guitare devant moi. Il faut repérer les enfants vite et leur mettre la main à la patte le plus tôt possible. Je suis entouré de jeunes musiciens. Je ne dirais pas que je suis le « dernier des Mohicans » mais je fais partie de ces grands frères que les jeunes ont suivi. C’est une carrière de quarante ans pour moi. J’avais ces gosses autour de moi pendant mes répétitions à Bamako ces dernières années. Je ne les sentais pas concentrés mais je me trompais. Ils ont retenu des choses. Ils assistaient à toutes mes répétitions, assis innocemment. Avec les années ils ont grandi. Mon fils CT a fait ses études, il a passé son Bac. Il m’a dit qu’il ne se voyait pas faire autre chose que la musique. On l’a envoyé à la School of audio engineering (SAE) de Bruxelles, une école où il a pu étudier le son et l’audiovisuel pendant quatre ans. Il y avait des amis pour l’encadrer là-bas. Ensuite, il a fait des stages. Et maintenant je me demande s’il n’est pas devenu Belge ! Quand il me parle en français il a un accent belge !

Sur Kharifa, il y a une chanson Yaffa qui prône la tolérance. Pouvez-vous expliquer ce texte ?

Là on rentre dans la philosophie (Rires) C’est un morceau que j’aime beaucoup. Ça signifie : « demander pardon ». C’est une demande adressée à quelqu’un qu’on aurait offensé sans le savoir. C’est la rencontre d’hommes qui essaient de se connaître mieux. Nous sommes tous différents en fonction de nos cultures, de nos identités, de notre éducation. C’est en apprenant à connaître nos différences qu’on apprend la tolérance. Ça ne sert à rien de vouloir transformer quelqu’un. Il faut accepter la personne telle qu’elle est et on peut faire de belles choses ensemble. Je parle aussi de défendre la nature parce que j’ai une conscience écologique.

Votre groupe Bamada, c’est une aventure de trente et un ans. Comment est-ce parti en 1988 ?

A l’origine du groupe il y a moi, jeune passionné. J’avais une énergie débordante que je n’ai plus aujourd’hui pour courir derrière un ampli, une guitare, appeler des jeunes frères mélomanes que j’avais repérés dans le quartier et leur dire : « Venez et amenez vos instruments. » J’avais le courage et la patience d’organiser des répétitions interminables. Je ne sais rien faire d’autre qu’écouter de la musique, étudier les accords à l’oreille ; écouter les harmonies pour trouver les arrangements pour les autres instruments. Je ne sais pas jouer aux cartes ou aux dames. Je disais au bassiste : « Joue cette note.». On a réussi à composer beaucoup de morceaux comme ça qui n’étaient pas forcément sophistiqués mais qui étaient variés. Ça nous a donné beaucoup d’expérience et d’ouverture sur les autres musiques. On a joué dans des clubs pendant plusieurs années, avec une clientèle mélangée, un auditoire très divers, avec des Maliens, des occidentaux qui travaillaient dans le pays, des Italiens, des volontaires états-uniens au service national. J’ai gardé des contacts de cette époque jusqu’à aujourd’hui, des petits jeunes qui sont devenus adultes entretemps et se sont mariés dans leur ville natale. Ce sont des gens qui font tout pour être là si je joue à proximité de chez eux. Dans notre jeunesse à Bamako, on a eu des souvenirs mémorables. A cette époque, on ne se fatiguait pas, on fonçait, on faisait la fête jusqu’à cinq heures du matin !

Quelle influence ont eu pour vous des guitaristes comme Djélimady Tounkara ou Sekou « Diamond fingers » Bembeya du Bembeya jazz ?

Ce ne sont pas des guitaristes qui m’ont influencé mais je les ai connus. J’ai suivi ce qu’ils faisaient. J’essayais d’aller dans les endroits où ils jouaient, où je pouvais les observer en toute discrétion depuis ma place. Je me faisais tout petit parce que je n’avais pas l’âge requis pour fréquenter ces lieux. Je suis allé plusieurs fois voir Mory Kanté en concert rien que pour regarder son guitariste, qui n’est plus lui non plus, Kanté Manfila. Pour moi c’était un mentor, même si on ne se parlait pas et qu’il ne me connaissait pas. Je n’avais pas un rond mais j’étais prêt à braver la police pour rentrer dans la salle et le voir jouer. J’étais fasciné par ses grimaces quand il montait sur un solo de guitare. J’ai profité de toutes ces expériences pour venir à la guitare à ma façon. Je ne les ai pas imités mais je les ai profondément admirés.

Votre professeur à l’Institut national des arts (INA) de Bamako s’appelle Kalilou Traoré. Il a aussi été l’un de vos mentors.

Il était professeur de guitare classique. J’étudiais dans la section musique de l’INA. J’ai choisi la guitare. Kalilou, grand frère de Boubacar Traoré, était expérimenté parce qu’il s’était formé à Cuba avec Las Maravillas du Mali. Je jouais la guitare dans la rue avec les copains. Kalilou m’a apporté la discipline de la guitare classique dont je manquais, le dos droit, avec une position des mains, de la gauche vers la droite. Il m’a donné des exercices à n’en plus finir qui ont habitué mes doigts au contact des cordes. Il faut être courageux, vraiment aimer cet instrument pour passer ce cap. Pour réaliser ce rêve de devenir guitariste, j’ai dû passer des mois à faire ces exercices de doigté. Il y en a qui abandonnent en cours de route. Petit à petit je suis rentré dans la structure de morceaux comme Jeux interdits de Narciso Yepes, Vivaldi… Quand tu vois la complexité de cet instrument et les notes qu’un bon guitariste peut produire avec une seule corde ça relève un peu de la sorcellerie. Cette formation m’a beaucoup aidé à trouver une façon d’utiliser mes doigts qui est très personnelle. J’ai transformé cette technique de Kalilou et je l’ai adaptée en jouant avec les instruments traditionnels, la kora, le ngoni dans lesquels, comme pour un clavier de piano, chaque corde a une note fixe.

Qu’est-ce qui vous lie avec le bluesman Eric Bibb ?

Notre aventure est loin d’être finie ! Avec Eric, on s’appelle des frères. On a connu des moments très forts avec l’album Brothers in Bamako. https://habibkoite.bandcamp.com/album/brothers-in-bamako Je l’ai connu en me produisant dans une salle à Calgary, au Canada. Ce soir-là il jouait en solo. Je l’ai regardé dans les coulisses, sa voix et son placement de cordes étaient nets. Je l’ai salué dans sa loge. Il était charmant, il rigolait facilement. De ce soir-là c’était parti entre nous. C’est comme ça qu’à travers nos maisons de production respectives, Eric est venu pour la première fois à Bamako. Il était venu auparavant en Afrique, mais au Ghana. Toutes mes sœurs, du même père et de la même mère, sont venues le saluer, selon la tradition malienne. Elles l’ont chahuté à l’hôtel. La chaleur de cet accueil, c’est quelque chose qui l’a marqué. On a fait venir un ingénieur du son du Canada, le Québécois Daniel Boivin (celui-ci a notamment travaillé avec Richard Bona NDLR) qui est venu avec son matériel, son ordinateur Mac. On a fait une séance d’enregistrement simple et rapide en huit jours. Mais c’est tombé en même temps qu’une situation d’instabilité au Mali avec un coup d’état et, au Nord du pays, avec l’insurrection touarègue qui a déclaré l’indépendance de l’Azawad. Une chanson du disque s’appelle Tombouctou J’ai été invité à jouer dans le Nord, mais en raison du contexte politique Eric a préféré rester à l’hôtel. Deux jours après il a pris l’avion du retour. Brothers in Bamako est un album charmant, qui n’a pas coûté cher et s’est très bien vendu. On a fait de nombreux concerts. On criait dans le bus du retour tellement l’ambiance ne s’arrêtait pas. La dernière fois qu’on a joué ensemble c’était le 23 avril 2023 à la Philharmonie de Paris avec, entre autres, Cedric Watson et Lamine Cissokho. C’était un concert très honorable.

Vous avez aussi participé à Acoustic africa avec Oliver Mtukudzi du Zimbabwe, Afel Bocoum…

C’est un projet panafricain, c’est une expression qu’on entend beaucoup maintenant. Mtukudzi jouait du mbira, ce petit instrument qui sonne comme une sanza. C’est un extraordinaire guitariste et chanteur. C’était un gars très calme, qui parlait peu. Il a une discographie impressionnante. On a fait une grosse tournée avec lui et des musiciens dans le sillage d’Ali Farka Touré, Afel Bocoum au chant, Mamadou Kelly à la guitare, mais aussi mon percussionniste Mama Koné à la calebasse, un joueur de congas… On était dans « tour bus » avec une douzaine de lits. C’était une expérience spéciale. Le fond du bus était animé comme dans une boîte de nuit. On avait un écran géant de télévision et on pouvait capter six cents chaînes. On rigolait et on causait dans le bus jusqu’au « KO technique » où chacun s’endormait dans sa cabine. https://acousticafrica2.bandcamp.com/album/acoustic-africa-in-concert Avec Mtukudzi on a aussi tourné en Afrique australe, l’Afrique du Sud, Johannesbourg, le Botswana, Gaborone, le Swaziland. C’était formidable pour nous autres Maliens de découvrir ces endroits du continent. Au Swaziland, aujourd’hui appelé Estwatini, on a appris ce qu’est l’Umlhanga, la cérémonie de la danse des roseaux, pendant laquelle les femmes célibataires sans enfants voyagent dans les chefferies. C’est à cette occasion que le roi Mwasti III choisit des femmes vierges. Le climat là-bas n’a rien à voir avec notre Harmattan sahélien. L’Afrique c’est extraordinaire. J’aimerai qu’on puisse échanger, être plus proches les uns des autres. Nous avons été séparés par les distances, les langues, les découpages coloniaux entre la France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni... Quand on a la chance de voyager on se rend compte à quel point ce continent est riche culturellement. On devrait prendre le temps de se mettre ensemble entre Africains pour se connaître mieux. Donc, avec Oliver Mtukudzi, on devait se retrouver en 2019 au festival Mizizi sounds of the Nile en Ouganda. Mais Oliver avait des problèmes de santé et il n’a pas pu venir. J’ai joué deux soirées là-bas. Et puis l’année suivante Oliver Mtukudzi est décédé. Qu’il repose en paix.

Question thé ou café. Si vous n’aviez pas été musicien qu’auriez-vous fait ?

Figurez-vous qu’au début j’ai été orienté vers une école technique pour travailler dans le bâtiment. Un de mes oncles était directeur de l’école. J’avais un oncle maternel à l’inspection académique. Ils étaient amis. J’ignorais qu’il se connaissaient. On m’a envoyé passer un examen. Mais en fait je me cachais pour jouer la guitare. Voyant cela, mon oncle inspecteur académique, au lieu de m’envoyer à l’école technique m’a transféré à l’Institut national des artis. Il m’a dit qu’il était au courant de mes activités. Il avait compris que j’excellais et que je passerais le cycle d’études facilement. Il a bien fait parce que je n’aurai pas duré à l’école technique. J’avais déjà cette passion incroyable pour la guitare et cette aptitude à comprendre la musique. J’ai toujours été premier pendant mes quatre ans de formation à l’INA. On n’échappe pas à son destin.

Propos recueillis par Julien Le Gros


Pour suivre l’actualité de l’artiste  :

https://habibkoite.com/

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