Article 9

Sidi Bémol, une belle maison de bric et de broc

Le 22 juin, l'Autel des artistes de Panam a interviewé Hocine Boukella, leader du groupe Cheikh Sidi Bémol, là où l'aventure a commencé, dans la « banlieue rouge » val-de-marnaise, plus précisément au Hangar à Ivry-sur-Seine. Rencontre.

Cheikh Sidi Bémol est le groupe chantre du « gourbi rock », expression trouvée par le journaliste algérien Aziz Smati pour qualifier cette musique aux influences diverses; entre guitare électrique rock, musiques bretonne et berbère, chaabi, melhoun.. mais aussi la chanson française (le titre El bandi est une adaptation de Celui qui a mal tourné de Georges Brassens.)

https://www.youtube.com/watch?v=5vDzjXXHf1Q

« J'ai aimé cette idée d'Aziz, un gourbi c'est une maison de bric et de broc mais c'est tout de même une maison. », nous explique Hocine Boukella. «On peut même en faire un palais! », a t-il ajouté malicieusement au micro de Yasmine Chouaki lors d'une interview pour l'émission En sol majeur sur RFI en 2009.  De fait, la maison Sidi Bémol représente tout un pan de la musique franco-maghrébine contemporaine dans le sillon diasporique tracé auparavant par Slimane Azem, Idir, Rachid Taha ou Raïna Rai, ces quatre étudiants à Paris originaires de Sidi-Bel-Abbès. L'âme de Cheikh Sidi Bémol est sans conteste le charismatique Hocine Boukella, au visage buriné et à la voix rauque, à l'attitude toujours rock n'roll sur scène malgré sa soixantaine passée. On voit aussi Hocine sur une photo promotionnelle avec la dégaine du personnage de fiction qu'il a inventé pour son univers musical, inspiré du look des Algérois ou des habitants de Bougie (Béjaïa), arborer des lunettes excentriques, coiffé d'un fez (ou chéchia d'Istanbul, comme on dit en Algérie) et servir du thé à la menthe ostensiblement comme s'il tournait en dérision les clichés sur la tradition arabo-berbère. Né à Alger en 1957, ce fils d'instituteur grandit dans le quartier Belcourt de la capitale algérienne cosmopolite. La vocation pour la musique d'Hocine ne doit rien au hasard. Sa maman, qui a eu dix enfants,  un « job à plein temps » chante à la maison. Surtout, un des frères d'Hocine, Youssef, qui a accompagné un temps Cheb Mami, cofonde ensuite le mythique Orchestre national de Barbès (ONB) en 1995 dans le XVIIIème arrondissement de Paris. L'ONB marquera durablement le monde musical francophone.

De la biologie à la musique

 Les parents d'Hocine sont originaires de Bouzeguène, en Grande Kabylie, près de Tizi Ouzou. « Ils sont partis parce que le village a été rasé pendant la guerre d'Indépendance. Certains habitants ont été à Constantine, à Oran, ou comme mes parents à Alger où ils avaient un peu de famille. Il a fallu plusieurs années avant que le village ne soit reconstruit. Une partie de mes grands frères est née dans cette région kabyle que je n'ai découverte qu'à six ans. À l'époque au village c'était, un saut dans le temps et dans l'espace, presque le Moyen-Âge, il n'y avait pas l'eau courante, de route, d'électricité. On s'éclairait à la bougie, les ustensiles de cuisine étaient bricolés. Mais culturellement c'est un endroit très important pour moi. On y allait en été, pendant la période des mariages. Il y avait beaucoup de musique et c'était extraordinaire. J'étais pressé que l'été revienne! » Avec le temps, Hocine jouera pendant les fêtes de la guitare et des percussions et peaufinera son art musical. L'album de 2010 de Cheikh Sidi Bémol Paris-Alger-Bouzeguène rend hommage à ses racines berbères.

En 1985, le jeune Hocine (ou« Elho », son surnom de dessinateur), arrive en France pour poursuivre des études de biologie entamées à l'université de Bab Ezouar. Il commence une thèse de doctorat sur la génétique des populations. Mais trois ans plus tard éclatent des émeutes en Algérie réprimées très durement par le pouvoir politique. « Je faisais de la musique à côté. En voyant ce qui se passait dans mon pays, je me demandais à quoi servait la génétique dans ce contexte. J'avais aussi de plus en plus de mal à concilier les deux activités. Je me suis dit que la musique était plus intéressante pour exprimer ses idées et j'ai quitté ma carrière de biologiste. Je ne suis pas devenu musicien professionnel tout de suite mais j'ai tout fait pour que ce soit mon activité principale. » À l'époque Hocine est aussi dessinateur de presse, un art où excellent en Algérie des caricaturistes comme Hichem Le Hic ou Ali Dilem. De son côté, Hocine réalise des expositions, des affiches, des couvertures de disque. En Algérie, il dessine même une bande dessinée intitulée Le Crieur sur les musiciens algériens. Celle-ci sera censurée par les autorités pour « obscènité » sous prétexte que les artistes dessinés ont des petites amies et qu'on voit une ou deux cuisses féminines à l'image. Hocine a gardé de la tendresse pour le dessin: « Contrairement à la musique on travaille seul avec un crayon. La musique est un phénomène de groupe avec des rapports humains parfois compliqués. Pour le dessin de presse, il faut condenser une anecdote ou une situation sur une page. C'est un exercice assez proche intellectuellement de ce que je fais dans mes chansons, résumer une histoire parfois complexe en un refrain et deux couplets. » Ironie du sort, c'est grâce à son trait de plume, lors d'un vernissage dans le XIIIème arrondissement de Paris, qu'il rencontre son maire de l'époque Jacques Toubon. Celui-ci l'aidera à régulariser sa situation car Hocine a vécu plusieurs années les affres d'êtresans-papiers en France.

En 1997 à  Arcueil, Hocine crée l'association l'Uzine à Arcueil, un collectif avec des Algériens fraîchement débarqués en France. L'Uzine a occupé (l'association s'arrête en 2007) un immeuble avec studio d'enregistrement et atelier de graphistes. Cette aventure préfigurera le premier album éponyme Cheikh Sidi Bémol en 1998 gravé avec des musiciens comme Youssef Boukella et Kamel Tenfiche, membres fondateurs de l'ONB, Amazigh Kateb, le leader de Gnawa Diffusion, au guembri, mais aussi des musiciens de référence côtoyés à travers le melting-pot artistique parisien, Marc Berthoumieux à l'accordéon, Michel Alibo à la basse ou Karim Ziad à la batterie... Un label indépendant sera aussi créé CSB productions qui réunit plus de dix artistes.

L'odyssée de Fulay

Parmi les projets ambitieux de Cheikh Sidi Bémol-parmi lesquels figure l'adaptation de chants de marins du monde entier en kabyle avec le poète Ameziane Kezzar-citons L'odyssée de Fulay. C'est l'histoire d'un artiste de l'époque de l'Antiquité qui vit plein de péripéties. Cette création s'est faite au théâtre Antoine Vitez à Ivry-sur-Seine en 2017, sur une mise en scène de Ken Higelin. « Cela a été une très belle expérience que j'espère renouveler. Ken est un personnage très spécial, je connaissais son père Jacques, son frère Arthur H. Il a été une découverte pour moi. Il a réussi à créer un univers qui me correspondait parfaitement, à être à l'écoute de ce que je voulais faire. Il est très éclectique et a créé des spectacles extrêmement différents. »

Ce conte s'inspire de l'histoire du Maghreb qui « est très profonde. Il y a plein de mythologies qui pré-existaient avant l'arrivée de l'Islam et qu'on partage avec tout le bassin méditérranéen. Par exemple, Hercule existe aussi en Afrique du Nord, sous le nom de Harqal, Vénus c'est Yousra, etc. Ce n'est pas très connu et c'est dommage parce qu'on se rendrait compte qu'on a plus à partager que de choses qui nous séparent. »

https://www.youtube.com/watch?v=4s9qKGhlOpI

Autre initiative forte, celle menée avec Dhoad, des musiciens gitans du Rajahstan. « Tout a commencé de façon curieuse. » raconte Hocine. « On s'est rencontré à Alger parce qu'on était à l'affiche du même festival. À la fin de leur concert le public algérien a réclamé une chanson de Bollywood  de 1973 très connue chez nous qui s'appelle Aa gale lag jaa  surnommée Janitou par les Algériens. Paradoxalement ces Indiens ne la connaissaient pas. Ils ont dû faire une recherche sur Internet. Je la connaissais pratiquement par coeur. Le lendemain, Cheikh Sidi Bémol a joué et on a invité les Rajahstani à faire un boeuf sur Janitou. Je ne sais pas ce qui s'est passé ce soir-là, ça a été tellement fusionnel et extraordinaire sur scène. » L'alchimie est telle que l'année suivante en 2014 le disque Ãfya  sera gravé à Tours dans un studio incrusté dans la roche avec Sidi Bémol, Dhoad et de jeunes jazzmen du Center music Didier Lockwood (CMDL).

https://www.youtube.com/watch?v=bH3IQgAuYN8

Un artiste engagé

Et l'Algérie dans tout ça? Hocine Boukella est nommé le 10 octobre 2015 ambassadeur d'Amnesty international Algéria pour le combat contre la peine de mort. S'il porte toujours son pays natal dans son coeur le constat de l'exilé est doux-amer. Il le raconte dans ses chansons en acceptant d'en  payer le prix puisque Sidi Bémol est rarement programmé dans les événements culturels promus par le gouvernement algérien:  « Les gens sont obligés de partir parce qu'il n'y a pas assez de libertés démocratiques. Ils ne peuvent pas vivre normalement. Quoique l'on fasse il y a des obstacles et l'impression d'être brimé, muselé. Devoir s'en aller c'est un grand échec. Quand on est en exil il y a toujours cette idée du retour. Il y a plein de gens qui vivent à l'étranger et qui construisent une maison au bled qu'ils n'habitent jamais. » Comme tout exilé Hocine a un sentiment de déracinement. « J'ai l'impression de venir d'un pays qui n'existe plus ou seulement dans ma tête. Je sens bien, c'est le temps qui fait son oeuvre, que je n'ai plus ma place en Algérie. Mais je continue dans mes chansons de parler des raisons politiques qui poussent au départ avec parfois des risques énormes. Ce n'est pas pour fuir la misère mais à cause de cette impression qu'on n'arrivera jamais à accomplir nos rêves si on reste là-bas. »

Néanmoins le dernier album du groupe Chouf! (regarde en arabe) redonne confiance en l'avenir

C'est un salut à la jeunesse algérienne, à sa résilience, en particulier  sur le titre Salam Alikoum, celle qui a arpenté les rues d'Algérie lors du hirak (mouvement en arabe) en 2019 « Je loue  cette révolution du sourire. Ce mouvement populaire a donné beaucoup d'espoir à plein de gens qui se sont dit: « On va rentrer au pays. » Hélas ça n'a pas duré. » L'album a été composé un peu avant et pendant le hirak. «J'avais composé des morceaux pessimistes que j'ai failli ne pas enregistrer. Je me disais que c'était trop décalé par rapport à l'espoir qui était en train de naître. Malheureusement ces morceaux sont redevenus d'actualité ensuite. » Chouf! a été enregistré dans un esprit très rock et brut à l'automne 2019 aux studios Real world à Bath en Angleterre. « Je ne voulais pas de fioritures ou d'arrangements trop recherchés, que ce soit l'énergie qui parle. On l'a enregistré dans des conditions live avec le guitariste Justin Adams qui a travaillé avec Robert Plant, produit Tinariwen et Rachid Taha, et son ingénieur du son Tim Oliver. Il y a eu très peu de deuxième prise, on a juste refait une voix ou deux. »

https://www.youtube.com/watch?v=B53lEa8JdDg

https://www.youtube.com/watch?v=fqPfNB1xKuE

Par ailleurs, la bonne nouvelle c'est qu'un nouvel album de Cheikh Sidi Bémol devrait être lancé en 2024. Parallèlement Hocine Boukella a un projet de poésie amérindienne adaptée en arabe, en kabyle, en français qui doit sortir la même année. Et pour avoir une idée de ce que donne  cette énergie en live, rendez-vous sur les scènes musicales. Un concert est prévu au studio de l'Ermitage le 22 septembre avec Éric Rakotoarivony à la basse, Maamoun Dehane à la batterie et Damien Fleau au saxophone. Ça va swinguer!

Julien Le Gros

Thé ou café

Deux questions à Hocine Boukella

Si vous n'étiez pas musicien qu'auriez-vous fait?

Je serais probablement généticien à compter les caractéristiques des mouches.

Quel rapport entretenez-vous avec la langue?

J'ai toujours baigné dans un univers multilingue, avec trois langues français, arabe et kabyle. À Alger, avec ma mère on parlait kabyle, dans la rue on parlait l'arabe algérois. Quand j'étais l'école primaire, la langue enseignée était le français et ça l'a été longtemps.Mon père qui était enseignant était plus francophone. On parlait souvent en français avec lui. Quand on allait à Bouzeguène tout le monde parlait kabyle.

Pour aller plus loin:

le site officiel de Sidi Bémol 

https://www.sidibemol.com/

La page Facebook

https://www.facebook.com/cheikhsidibemol/

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