Article 4

On a pu le voir aux côtés d'Ali Farka Touré ou Ballaké Sissoko. Le grand Boubacar Traoré est l'objet du quatrième article de la rubrique Interview et news.

Boubacar TRAORÉ . Le dribbleur du blues malien

Le 26 mars, Boubacar Traoré s'est produit au New Morning à Paris. Ce concert mémorable affichait complet. L'occasion pour l'Autel des artistes de Panam de revenir sur la carrière d'un des derniers lions du blues malien.

En langue bamanan on le surnommait « Kari ». « Karkar », le surnom de Boubacar Traoré, signifie « casser, casser ». Ce patronyme, il le doit de ses talents de dribbleur sur les terrains de football de sa jeunesse à la fin des années 1950.

https://www.youtube.com/watch?v=DXZCJz5qHMw

Dans une scène du documentaireJe chanterai pour toi de Jacques Sarrasin (2001) qui porte sur Boubacar Traoré, et dans lequel on croise les regrettés Malick Sidibé, célèbre photographe malien surnommé « l'oeil de Bamako » et Ali Farka Touré, un « Karkar » déjà âgé joue à l'improviste au foot avec des gosses dans la rue. À'image on voit qu'il a de beaux restes avec le ballon rond. À 80 ans révolus, il est né en 1942, le bluesman n'a pas non plus perdu la main à la guitare. Le 26 mars, il était assis avec son instrument, un peu voûté au début du set, mais très vite il s'est animé et s'est redressé fièrement, revigoré par sa complicité avec ses camarades de jeu, Daouda Diarra, imperturbable, à la calebasse et au bara, cette sorte de calebasse ouest-africaine recouverte d'une peau de chèvre, Abdoulaye Dembele dit « Yaro », au kamalen n'goni, à la kora, au dozo n'goni et au bolon, et enfin last but not least Vincent Bucher à l'harmonica. Le public du New Morning ce soir-là est jeune, avec beaucoup de non-Maliens qui fredonnent Mariama en choeur sans comprendre le moindre mot de bambara. Mais là n'est pas l'essentiel, le plus important c'est le pouvoir fédérateur de la musique du maestro. Sur scène comme dans la vie l'homme ne se sépare jamais de sa casquette à la gavroche. Au New Morning, Karkar a parfois revêtu un stetson de cowboy digne des bluesmen du delta du Mississippi auquel les médias le comparent souvent Skip James, Blind Willie Mc Tell ou Robert Johnson. Pour continuer de filer la métaphore du football, ce soir-là Vincent Bucher et « Yoro » se sont fait des passes décisives, en faisant dialoguer avec dextérité leurs instruments, harmonica pour l'un et ngoni pour l'autre, sous l'oeil ravi du kôro (vieux père).

https://www.youtube.com/watch?v=SlWiPpJdv9w

https://hambeproduction.bandcamp.com/album/boubacar-traore-kar-kar

https://information.tv5monde.com/video/boubacar-traore-legende-de-la-musique-malienne

Le vieux méchant

Le dernier album de Boubacar Traoré Tiokoro Ba Diougu  (Le vieux méchant en bambara), sorti en juillet 2022 chez Hambé productions, a été conçu suite à une rencontre avec des musiciens à Ségou, dans un style très épuré et traditionnel issu du folklore malien. « Ce vieux méchant de la chanson explique Boubacar dans une interview diffusée le 28 mars sur TV5 Monde, c'est quelqu'un qui refuse à des jeunes de voir sa fille. Mais ce vieux oublie que quand il était jeune il faisait la même chose! » Sur les neuf titres, on entend Boubacar chanter accompagné par sa guitare, la calebasse, quelques notes de ngoni savamment distillées. Le morceau Sécheresse résonne comme un thème d'actualité à l'heure du réchauffement climatique, une réalité concrète que subissent les paysans maliens. Le père de Boubacar était cultivateur à Kayes et lui-même a son lopin de terre sur les hauteurs de Bamako. Dans une autre chanson Ben bali so, il dit dans une forme de sagesse populaire « Ce monde est mauvais, je me transformerai en grand oiseau. Mais ils ont tué le grand oiseau. Alors j'ai dit: je me transformerai en petit oiseau mais ils l'ont attrapé et l'ont enfermé.»

Pour aller aux sources de l'inspiration de Karkar il faut se rendre à Kayes, à l'ouest du Mali, à près de cinq cent kilomètres de la capitale Bamako. Kayes, entourée de massifs montagneux est surnommée la « cocotte minute » du Mali en raison des températures élevées de sa région. Dans ces montagnes, le blues du vieux lion s'exprime pleinement. Mais pour comprendre le goût de la guitare de « Karkar », il faut remonter en 1958, deux ans avant l'indépendance du pays le 22 septembre 1960. Cette année-là Boubacar se forme à la guitare en autodidacte et en cachette du propriétaire de l'instrument qui n'est autre que son grand-frère Kalilou. Celui-ci, trop tôt disparu, est le cofondateur des Maravillas du Mali, ce groupe mythique de l'époque des Indépendances africaines dans lequel a débuté Boncana Maïga et qui a fait l'objet du documentaire de Richard Minier Africa mia. Kalilou, passera huit ans à Cuba dans le cadre de la politique culturelle initiée par le président Modibo Keita. Mis devant le fait accompli par son frère cadet de cet apprentissage « clandestin » Kalilou ne manquera pas de reconnaître le talent de celui-ci.  « Je jouais de ma guitare comme d'une kora. Or, la kora a 21 cordes, contre 6 pour la guitare. Je jouais donc sur ces 6 comme s'il y en avait 21, on appelle cela une double-gamme. Nous sommes très peu à pouvoir le faire. » a expliqué Boubacar dans une interview accordée en 2016 à notre consoeur du Point Hassina Mechaï.

https://www.youtube.com/watch?v=Ev-CmJ2YuxA

Mali twist

Dans le Mali émergent des années 1960 « Karkar » devient une figure très populaire. Malheureusement, une seule photo en noir et blanc dans lequel il porte un blouson de cuir comme Vince Taylor et surtout Elvis Presley dans le film Jailhouse rock qui a été projeté dans l'un des cinémas bamakois alors très répandus ( ils ont tous fermés depuis) témoigne de cette époque. Son célèbre titre Mali twist enregistré en 1963 sur Radio Mali, l'ancêtre de l'Office nationale de radiotélédiffusion malienne (ORTM) inspirera une exposition de photographies de Malick Sidibé en 2017-2018 à la Fondation Cartier à Paris. Le réalisateur Robert Guédiguian à essayé un peu maladroitement dans son film Twist à Bamako de recréer l'atmosphère de l'époque au Mali sur fond de musique yéyé (Sylvie Vartan, Johnny Halliday...) mais c'est peut-être Boubacar Traoré qui l'illustre mieux avec des morceaux comme Kayes ba ou Chachacha qu'on peut entendre dans l'émission Les auditeurs du dimanche. Sur Mali twist, morceau aussi déhanché que patriotique, Boubacar imite le chant du coq et exhorte le peuple malien à se lever et à construire le pays. Malheureusement le miracle espéré n'est pas arrivé et en 1968 Modibo Keita est renversé par Moussa Traoré. S'ensuit une période sombre pendant laquelle Boubacar, considéré à tort ou à raison, comme trop proche du régime précédent, disparaît de la scène. Pendant des années, il survit d'expédients, tient une petite boutique. L'éclipse durera trente ans. Et puis, à la fin des années 1980 alors que beaucoup le croient morts, un journaliste malien le fait venir à la télévision nationale. Mais il faudra attendre 1990 pour qu'éclose enfin son premier album Mariama grâce à un producteur anglais Andy Kershaw et son label Sterns music. Boubacar est d'abord hésitant puis décroche le téléphone pour prendre rendez-vous ce monsieur qui le cherche. « Vous me reconnaîtrez facilement, je porte une casquette. » lui a t-il indiqué. Suivront les albums Kar kar (1992) et Les enfants de Pierrette (1995), un hommage à la mère de ses enfants Pierrette, morte en couche en 1989, le laissant inconsolable. En 1996, l'écrivaine belge Lieve Joris en fait l'un des héros de son récit Mali blues.

Crédit photo : Boubacar Traoré

Reconnaissance internationale

Mais la véritable consécration viendra en 2005 grâce à Christian Mousset qui produira les albums Kongo Magni et Mali Denhou (Lusafrica, 2010) et lui ouvrira les portes du festival Musiques métisses d'Angoulême dont il est alors directeur. Ce sera aussi la période de la rencontre musicale fusionnelle avec l'harmoniciste Vincent Bucher. Ce dernier, qui joue depuis l'âge de seize ans a côtoyé les plus grands bluesmen américains Louisiana Red, Melvin Taylor, et en France Bill Deraime ou Charlélie Couture. Sur scène, il est indissociable du Malgache Tao Ravao... et bien sûr de Karkar! Emportant dans ses bagages Pedro Kouyaté en vedette américaine Boubacar Traoré sillonnera l'Europe, le Canada-à Toronto il a rencontré Zakiya, la fille de John Lee Hooker, les États-Unis. En 2014, il enregitre Mbalimaou au studio Bogolan de Bamako avec le joueur de kora Ballaké Sissoko. Trois ans plus tard sort Dounia Tabolo un nouveau bel opus gravé à Lafayette en Louisiane avec des invités prestigieux Corey Harris, guitariste que l'on voit dans le documentaire de Martin Scorsese Du Mali au Missisippi, la chanteuse d'origine haïtienne Leyla McCalla et le multi-instrumentiste texan Cedric Watson. Une chose est sûre, Américains, Français ou Maliens, Karkar ne craint personne sur scène. Il l'a prouvé encore une fois aux spectateurs du New Morning, dont Christian Mousset, le 26 mars à qui il a offert un morceau de rappel. Espérons que ce footballeur de vocation continuera à dribbler longtemps sur scène avec sa guitare, pour notre plus grand bonheur...

Julien Le Gros

Crédit photo : L’Autel des Artistes de Panam

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