ARTICLE 5

Le 10 avril 2023, nous avons été à la rencontre de Vincent Bucher dans le parc de la Villette, aux abords de la Philharmonie de Paris. L'interview a eu lieu près d'une cabane en bois, un décor digne du sud des États-Unis qui a tant inspiré l'artiste. Ce jour-là, cet harmoniste virtuose s'est livré pour la rubrique « Interview news » de la compagnie Isaac et Jade sur L’autel des artistes de Panam.

VINCENT BUCHER, l'harmonica dans la peau.

Depuis l'âge de seize ans, Vincent Bucher s'est pris de passion pour l'harmonica, un instrument qui l'a amené à côtoyer les plus grands, de Louisiana Red à Charlélie Couture en passant par Boubacar Traoré, qu'il a accompagné le 26 mars au New Morning. Portrait d'un grand musicien de l'ombre.

Né le 31 mai 1962, Vincent Bucher a soixante ans et ne les fait pas. Le secret de l'éternelle jeunesse de ce Lensois d'origine, installé à Paris depuis l'enfance, réside peut-être dans ce petit instrument qui tient dans la poche, le sien a été fabriqué par Raymond Brodur, et qu'il manie avec une rare dextérité. « Comme beaucoup d'adolescents, explique t-il j'écoutais beaucoup de rock. Les morceaux qui me touchaient le plus dans ce répertoire étaient des blues. J'ai écouté les originaux. Le premier que j'ai entendu c'était Elmore James qui a été une vraie révélation pour moi. » À partir de là, le jeune homme va rentrer dans l'univers du blues passionnément, «comme on rentre en religion. » Son futur instrument l'harmonica il l'entend pour la première fois avec les disques des Rolling Stones qui passaient sur la platine de ses grands frères. « Les Stones étaient complètement imprégné par le blues. Le premier harmoniciste que j'ai entendu c'était Mick Jagger. Je me rappelle avoir dit à mes frères: « c'est quoi ce truc qu'il joue? » Quand j'ai eu l'occasion d'en jouer je me suis rendu compte que je ne sonnais pas que Mick Jagger. J'en ai acheté un et chaque fois que je soufflais dedans ça donnait le même son. J'ai compris que comme tous les instruments il fallait apprendre et travailler, ce que j'ai fait. »

Des Halles aux États-Unis

Vincent Bucher peaufine alors son art en jouant avec des copains guitaristes. Nous sommes dans le quartier des Halles, peu après l'inauguration du centre Pompidou le 31 janvier 1977. « Le quartier des Halles était encore très vivant. J'ai rencontré un harmoniciste afro-américain, qui est devenu par la suite très connu, Sugar Blue, originaire de New York »https://sugar-blue.com/ Celui-ci prend Vincent sous son aile: « Il m'a dit que je me débrouillais bien. C'est le premier qui m'a fait monter sur scène, qui m'a donné mon premier ampli. À cette époque, j'ai aussi rencontré quelqu'un qui est devenu un partenaire de vie Tao Ravao. » Nous y reviendrons. Vincent Bucher sera aussi en 1981 de l'aventure Hot' Cha avec Yves Torchinsky à la basse Manu Galvin et François Bodin à la guitare, Yves Teslar à la batterie. « On essayait de moderniser le blues de Chicago. C'était peut-être un peu présomptueux mais on avait le mérite d'être un vrai groupe avec un répertoire. Personne ne cherchait à tirer la couverture à soi et on faisait une musique de groupe contemporaine. » Sugar Blue, le mentor, donnera un précieux conseil à Vincent: « Si tu veux comprendre cette musique, il faut aller aux États-Unis et rencontrer des bluesmen. C'est devenu un rêve. Je me rappelle avoir économisé centime après centime. Nous étions à l'aube et des années 1980, le dollar montait et je voyais mon pactole fondre. » Néanmoins Vincent s'arrime à son rêve, se professionnalise en intégrant divers groupes et en 1984 il effectue son premier voyage aux États-Unis, sur la côte ouest, puis à Chicago. Il y retournera très souvent par la suite entre Chicago, San Francisco ou Memphis. « Dans les années 1980 à Chicago il y avait encore des légendes. Muddy Waters est mort en 1983, le grand harmoniciste Big Walter Horton deux ans plus tôt. Mon premier soir à Chicago, j'ai eu l'occasion de faire le boeuf avec le pianiste chanteur Sunnyland Slim avec une rythmique à l'ancienne, Bob Stroger à la basse, qui est toujours vivant, Robert Covington à la batterie, des musiciens dont les noms ne disent rien au grand public mais qui font partie des architectes de ce style. https://www.blues-sessions.com/robertcovington.php

Sur la côte ouest, j'ai aussi accompagné Sonny Rhodes, qui a eu ses heures de gloire dans les années 1950, et qui n'a jamais arrêté de jouer. Ces rencontres ont été des déclencheurs pour moi. J'ai eu une chance incroyable.» Il côtoiera d'autres grands noms tels , Louisiana Red, Melvin Taylor ou Jimmy Johnson.

Aux sources du Delta

Lors de l'entretien qu'il nous a accordé Vincent Bucher a montré avec le regard brillant du mélomane deux disques issus de sa malle aux trésors qui illustrent cette quête aux racines du blues. Le premier a été enregistré par le chanteur guitariste Son House dans les années 1940. « Je me suis tourné vers le blues des origines, en particulier celui du Delta du Mississippi parce que je voulais savoir qui a inspiré ceux que j'écoutais, les Muddy Waters, Elmore James, Robert Johnson. C'est comme ça que je suis tombé sur Son House. » Pour l'harmoniciste français, Son House, né en 1902 à Lyon, Mississippi, représente « la quintessence du chant blues, ce mélange entre quelque chose d'à la fois très physique et très spirituel. C'était le « king » à l'époque. Les oreilles de maintenant doivent s'adapter à ce son mais c'est du concentré d'âme et de blues 100%, avec une ferveur incroyable.» Tombé dans l'oubli, Son House sera redécouvert en 1964 par un groupe de collectionneurs de disques qui lui permettront de refaire des concerts, notamment à l'American folk music revival, d'enregistrer quelques nouveaux disques avant sa disparition en 1988. Le deuxième disque est signé par un maestro de l'harmonica Little Walter, parti trop tôt en 1968 à l'âge de 37 ans . « C'est lui qui a créé l'harmonica blues moderne. » résume Vincent Bucher. Son histoire, est celle d'un jeune homme créole de Rapide Parish en Louisiane qui est parti de chez lui à douze ans. « Il jouait dans les rues de la Nouvelle Orléans, imprégné de blues traditionnel et de polka. Il écoutait du jazz, du swing. » Arrivé en 1946 dans le quartier sud de Chicago Little Walter rencontre Muddy Waters et sera l'un des pionniers de l'électrification de la musique. « Pour moi, c'est le roi absolu », s'enthousiasme Vincent Bucher, j'ai commencé à jouer en l'écoutant. Même encore aujourd'hui, il y a des choses que je redécouvre dans sa musique. Tous les harmonicistes connaissent Little Walter. C'est un peu comme Charlie Parker pour le jazz, il est à mon avis le plus grand improvisateur, tous instruments confondus, dans le blues. »

Tao Ravao, le partenaire de vie.

Pour Vincent, une autre aventure marquante est celle qui l'unit au musicien malgache Tao Ravao. Les deux compères feront leurs premières armes dans le métro, dans la rue. Ensemble ils formeront un duo fusionnel que Tao qualifie d'afro blues et transe malgache. « On crée souvent une musique originale et de particulière quand on ne sait pas faire les choses. Alors on fait autre chose. On essayait de jouer du blues, mais nous ne sommes pas des bluesmen ni des Afro-américains. On savait bien qu'on n'avait pas le même vocabulaire alors on a fait comme on a pu, à notre sauce. C'est comme ça qu'on a développé ce son-là. » décrypte Vincent.

Tout part là aussi de Beaubourg à la fin des années 1970. « J'y traînais, il y avait une effervescence, des musiciens avec un niveau incroyable et à l'époque je n'avais pas d'autre vocation que de jouer dans la rue. Un jour, je vois un harmoniciste américain Andy J Forest, qui tourne toujours et vit aujourd'hui à la Nouvelle Orléans. il était accompagné par un guitariste, c'était Tao Ravao. On a sympathisé et joué ensemble à Odéon, à Montparnasse. »https://www.andyjforest.com/

Le tandem commence par jouer du blues traditionnel. Mais dans les années 1980, émergent des musiciens d'origine africaine et carribéenne (Kassav) « On voyait arriver des bassistes, des batteurs des guitaristes, avec un niveau de fou. Le marché de la musique africaine commençait à percer en Europe ». Au cours de cette décennie, Mory Kanté (Yéké Yéké), Salif Keita, Youssou Ndour, Johnny Clegg, Touré Kunda (Emma)... vont modifier durablement le paysage musical. « À Paris, comme il n'y avait pas une scène blues on se retrouvait avec une rythmique basse batterie qui n'était pas constituée de musiciens de blues. Avec Tao on s'est ouvert à ce que ces musiciens africains et carribéens jouaient. » Franco-Malgache, né en 1956, Tao arrive en France à l'âge de douze ans. À la fin des années 1980, il retourne à Madagascar et redécouvre les instruments de la terre qui l'a vu naître, la valiha, sorte de lyre malgache, la cabosse. « Tao a commencé à jouer avec des musiciens traditionnels malgaches, de mon côté j'ai rencontré des musiciens congolais, ivoiriens. On répétait avec des groupes qui ne montaient jamais sur scène, par exemple métro colonel Fabien, chez Paco Rabanne, à l'époque un des temples de la musique africaine à Paris.» Ce métissage aboutira au premier album du duo Love call en 1993, il y en aura sept dont le dernier Piment bleu en 2021 sur le label Buda musique qui a été primé par l'Académie Charles Cros dans la catégorie Musiques du monde. (Et la liste n'est pas finie!) Sur Piment bleu deux titres Madiba et Sankara, en référence aux leaders Nelson « Madiba » Mandela et Thomas Sankara. « Ce sont des grands personnages de notre époque, même si on ne connaissait pas bien les réalités de l'Afrique du Sud ou du Burkina Faso. On a vu Sankara arriver le 5 août 1983. Mandela c'était déjà un mythe. On a  assisté médiatiquement à sa libération le 11 février 1990. On était forcément sensibles à cette actualité même lointaine parce qu'on rencontrait des Africains qui nous en parlaient. Ça nous a nourri. »

Mali blues

C'est aussi par l'intermédiaire de ce duo avec Tao Ravao en participant à un des nombreux festivals folk de l'été au Canada qu'il fera la rencontre déterminante en 1993 avec un certain Boubacar Traoré. « C'était l'époque où il apparaissait sur la scène internationale. Nous sommes devenus amis. Ensuite Philippe Conrath, fondateur du festival Africolor m'a proposé d'accompagner Lobi Traoré au New Morning. Je suis allé au Mali en 1996 avec Lobi et on a joué à Bamako et au Burkina Faso. J'étais toujours en contact avec Boubacar Traoré qui m'a reproché de jouer avec untel ou untel mais pas avec lui. Je lui ai dit de m'appeler. » En 2004, il participe à l'album Kongo magni, sorti un an plus tard, produit par Christian Mousset, sur lequel on retrouve notamment Kélétigui Diabaté au balafon, Pedro Kouyaté ou Bamba Dembele à la calebasse, Yoro Diallo au kamele ngoni, et en invités le regretté Régis Gizavo à l'accordéon et Émile Biayenda aux percussions. « Début 2005 on a fait des concerts ensemble. Il y a eu le festival Musiques métisses, qui est un de ceux que j'ai le plus écumé, un super festival. Christian Mousset en était à l'époque le directeur. Tao, qui a vécu à Angoulême à son arrivée en France était très ami avec lui. On a joué là-bas avec Tao puis avec Boubacar. Ça ne s'est pas arrêté depuis avec « Kar Kar ». Il participe aussi à l'album Koya d'Abou Diarra, joue avec Adama Namakaro Fomba. On peut aussi l'entendre avec d'autres artistes africains comme la chanteuse érythréenne Faytinga.

https://www.youtube.com/watch?v=A4Z_T5VAX2I&list=PLl5llMCRZN2kQylxCoo18O_CAL0C-5wCI&index=1

https://www.youtube.com/watch?v=SSgBI9v104g

https://www.youtube.com/watch?v=dRYGByQXHDA

Du blues en France

Entre l'Afrique et les États-Unis, Vincent Bucher n'oublie pas de porter le blues en hexagone. « Maintenant, il existe une scène blues en France avec des groupes identifiés. Dans les années 1970-1980 c'était des artistes passionnés de blues, » se souvient-il. « Patrick Verbecke, qui venait du rock, Bill Deraime étaient des pionniers. À leur époque très peu de gens en jouaient. J'ai connu Patrick Verbecke quand j'avais dix-huit ans. Ça a été une longue amitié qui a duré jusqu'à la fin. Deux jours avant sa mort le 22 août 2021 on avait un concert de prévu. Il était trop fatigué pour le faire. Bill Deraime avait dit à Patrick: « j'aime bien ton gars qui fait de l'harmonica » La collaboration durera de 1989 jusqu'à 1994. Les deux hommes joueront ensemble le temps de quelques concerts en 2012. Aujourd'hui Bill Deraime a pris sa retraite. Charlélie Couture a enregistré à Chicago avec un de mes meilleurs amis l'harmoniciste Matthew Skoller pour l'album Casque nu (1997) Celui-ci lui a dit: « Si tu cherches quelqu'un à Paris appelle Vincent. » Vincent Bucher accompagnera donc le Nancéen au timbre singulier pendant une dizaine d'années à partir de la fin des années 1990. Côté solo, Vincent Bucher a enregistré un album de belle facture passé un peu inaperçu Hometown en 2014, sur le label néerlandais Continental blue heaven, dans lequel il chante avec un timbre qui rappelle un peu JJ Cale. Il y est secondé par Jeremie Tepper à la guitare, Christophe Garrot à la basse, Danny Montgomery ou Christophe Gaillot à la batterie.

https://www.youtube.com/watch?v=MyvAHbeDmss

La bonne nouvelle, c'est que Vincent prépare un album dans la même lignée, avec des compositions originales. Pas de date de sortie pour le moment « Il est en fabrication comme on dit. » Un autre disque est prévu, cette fois du côté de l'Afrique avec le trio Soba, enregistré à Angoulême, avec le guitariste burkinabé Moussa Koita et le batteur percussionniste congolais Émile Biayenda, fondateur des Tambours de Brazza.

En attendant, on peut parfois voir Vincent live à la Maison du blues à Châtres-sur-Cher, un musée et salle de concert animé par Jacques et Anne-Marie Garcia. « On a connu Jacques avec Tao dans les années 1990 à l'époque où il avait une agence de booking Rhésus blues. Il nous a appelé pour accompagner le bluesman américain Eddie C Campbell. Ensuite il a créé le label Broadway records qui a produit le premier album de Vincent Bucher et Tao Ravao Love Call. Ce lieu singulier qui paraît au milieu de nulle part entretient la flamme de cette musique et de la ville. C'est vraiment un très bel endroit. » Enfin, en septembre, si la situation politique le permet Vincent jouera au Niger avec son complice de toujours Tao Ravao et le guitariste percussionniste sénégalais Edu Bocandé. Affaire à suivre.

Julien Le Gros

https://www.youtube.com/watch?v=K-n5R_6HcjI

https://www.lamaisondublues.fr/

La biographie de Vincent Bucher

https://vincentbucher.wordpress.com/a-propos-2/

Thé ou café

Trois questions à Vincent Bucher

Selon toi, qu'est-ce qu'une signature musicale?

Quand vous abordez une personne, il y a une aura, une ambiance, une personnalité qui se dégage. Une signature musicale c'est quand on écoute un artiste et qu'on se dit que c'est lui ou elle.

Il y a des particularités partout. Ce que j'ai ressenti en Afrique de l'Ouest et sur le continent en général c'est cette connexion avec le blues. C'est très difficile et diffus de retracer la généalogie africaine du blues parce qu'à travers l'esclavage il y a eu une dispersion totale des familles, des dynasties, des nations. Mais en Afrique de l'Ouest en particulier j'ai entendu des musiques dont je me suis dit que c'était les cousines du blues. Les États-Unis c'est un pays musicalement créole, très jeune, alors qu'en Afrique, comme en Europe il y a ce côté vieux continent. Nos musiques sont empreintes de ça. Les musiques africaines m'ont ramené à mon européanité.

Toi qui est allé des deux côtés-tu as même enregistré avec Boubacar Traoré à Lafayette en Louisiane sur l'album Dounia Tabolo- il y a un vrai pont musical entre le Mali et le Mississippi, pour reprendre le titre du documentaire de Martin Scorsese?

Bien sûr, il y a une réelle connexion, il suffit d'entendre et de voir le cadre de vie des gens. Je peux le dire en tant que témoin. Mais à mon sens, c'est quelque chose qui doit plus être exprimé par des Africains ou des Afro-américains. C'est leur truc, leur histoire. C'est à eux d'avoir ce narratif.

Enfin, si tu n'avais pas été musicien qu'aurais-tu aimé faire?

J'aurai adoré être dessinateur de bande dessinée parce que je lis beaucoup. Les BD c'est de la littérature et du cinéma, avec des dialogues. Mais c'est un travail de dingue, les dessinateurs de BD sont des héros. Mon père m'a dit: « Tu écriras un livre un jour. » Ça me plairait bien mais pour l'instant je n'ai pas encore l'histoire à raconter.

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